Yesterday...

Elle se souvenait de la première fois où elle était arrivée à El-Gandjah. C’était en hiver, il y a maintenant un peu plus d’un an. Elle avait été accueillie par Sardha, pleine de vie en ce temps-là, qui lui avait présenté les Gandjis, la communauté et l’anisette. Elle avait eu, cette fois-là, l’impression d’entrer dans une véritable famille ; tous les détails lui restaient encore en tête. Les chamailleries entre Aryana et Sardha, la tentative de Snake pour lui faire perdre sa fierté, Lhörn qui lui avait demandé les pommes de l’Oasis et qui, lui aussi, lui avait tendu un breuvage douteux, le silence de Gwen, son excursion avec Neshi… et Ikks, qui avait été discret, mais un si bon chef…

Maylis franchit les portes d’El-Gandjah au volant du buggy, Neshi à côté. Aryana, méconnaissable, les attendait avec Rob. La celte posa quelques instants les yeux sur le ventre rebondi de son amie, avant de finalement se reprendre et de lever son regard pour adresser un sourire à ceux qu’elle devait dorénavant considérer comme un couple. Elle arrêta le Charo, descendit, et se dirigea vers les deux Gandjis. Les retrouvailles furent brèves, les recommandations très claires, et le départ rapide. Maylis se retrouvait ainsi, hormis Neshi et quelques autres, parmi de parfaits inconnus.

Retrouver El-Gandjah. Ses jolies constructions, son paysage… ses yeux furent immédiatement attirés par quelque chose qui n’était pas là lors de son départ vers BT. Un peu à l’écart des bâtiments, quelques amas de terre, des pierres ; le cimetière de Sardha était intacte. Maylis hésita. Elle n’avait pas eu l’occasion de revenir avant aujourd’hui, elle n’avait pas eu l’occasion de voir tout cela. Elle opta pour attendre un peu, le temps de se préparer à un affront qu’elle savait déjà difficile.

La nuit porte conseil, dit-on.

L’aube n’était pas encore là. La jeune femme avait enfilé une tunique religieuse, trésor parmi tout ce qu’elle avait pu garder avec elle pour l’accompagner dans ce désert. Bravant le vent du dehors, elle se dirigeait vers sa destination de la veille. Même de loin, on devinait la masse sombre des tombes édifiées. Sa marche était lente, concentrée. La promesse faite à Aryana résonnait encore en elle.

- Tu prendras soin d’eux, n’est-ce pas ?
- Bien sûr… ne vous en faites pas…

Quelqu’un avait tracé les noms des défunts à la tête des agrégats de terre. Inconsciemment, la première tombe vers laquelle se dirigea Maylis fut celle d’Ikks…
La discussion, à BT. Sardha avait pu offrir une sépulture correcte à l’homme qu’elle aimait…

Se dire qu’il nous a été impossible d’enterrer le corps d’un être, tel que son père, que l’on a tant chéri, est une frustration incroyable. Plus que la colère, c’est la peine qui vous ronge, celle qui vous prend à la gorge lorsque vous repensez que vous n’avez pas pu lui dire au-revoir. Que vous n’avez pas pu offrir une ultime demeure décente à cet homme que vous respectiez, que vous bénissiez, que vous aimiez.

Elle baissa les yeux. C’est sur le caveau d’Ikks que tombaient ses larmes.

Yesterday, all my troubles seemed so far away
Now it looks as though they’re here to stay
Oh, I believe in yesterday.

Suddenly, I’m not half the woman I used to be,
There’s a shadow hanging over me.
Oh, yesterday came suddenly.

Un geste irréfléchi. Alors que les paroles retentissaient faiblement au plus profond d’elle, elle saisit le couteau qu’elle avait emporté. Du sang coulera encore aujourd’hui…
C’est son ventre qu’elle condamna. En quelques instants, il se retrouva gravé d’une croix celte, ruisselante d’hémoglobine. Que cette prière arrive jusqu’à eux, là-haut, dans les cieux. Qu’ils puissent tous profiter d’un repos et d’une paix éternels. Qu’ils veillent sur nos âmes comme nous veillons sur leurs cadavres.

Père, toi aussi…

Elle se leva. La voix de Sardha s’était élevée en elle, à la place de la chanson.

- Sardha… Je veux que tu saches… que je protège votre Amour.

Le couteau encore rouge servit cette fois à tailler du bois trouvé tout près. Maylis érigea une croix, habilement taillée grâce à ses dons d’artisane. Elle écarta un peu de terre et la planta délicatement. Au-dessus du corps d’Ikks.

Le soleil de fin d’hiver était maintenant en train de se lever. La silhouette solitaire se trouvait encore accroupie, devant le cimetière.

Manannann veillait sur les esprits, Lug éveillait Dame Nature, et Maylis avait fait ce qu’elle avait à faire. Afin de terminer sa tâche, elle creusa un nouveau trou afin d’y enterrer le couteau. Puis elle s’éloigna, ôtant l’habit cérémonieux qui lui avait tenu chaud aussi bien au corps qu’au cœur, et nettoya le sérum qui recouvrait le tatouage de son ventre. Symbole éternel de ce qu’elle avait accompli ce matin-là…

Yesterday, all my troubles seemed so far away
Now it looks as though they’re here to stay…